L’exposition « Ittoqqortoormiit, histoires de là-bas » est composée de photographies prises par Tanguy Sandré, doctorant, et Jeanne Gherardi, enseignante-chercheuse, lors de séjours de recherche en automne 2021 et au printemps 2022 à Ittoqqortoormiit, à l’est du Kalaallit Nunaat (Groenland). Ittoqqortoormiit est une ville de 354 habitant·es (2022), située à l’embouchure du Kangertittivaq/Scoresby Sund, le plus grand fjord au monde. Il s’agit de la communauté la plus septentrionale, la plus au Nord, de la côte est de Kalaallit Nunaat (70°30′ N 22° W). Elle a été fondée en 1924-1925 par Ejnar Mikkelsen et 70 Inuit, essentiellement de Tasiilaq, plus au Sud, afin de réaffirmer la souveraineté danoise vis-à-vis de la Norvège. La communauté s’est longtemps appuyée sur la chasse de subsistance – ours polaire, morse, narval, bœuf musqué, phoque, etc. – comme principale source de revenus. En 2022, les Ittoqqortoormeermii, les habitant·es d’Ittoqqortoormiit, connaissent des changements importants dus à une marginalisation institutionnelle accrue, à la diminution de la population, à l’absence de médecin dans la ville, aux restrictions environnementales pour la chasse, à une langue qui pourrait être menacée ou encore à l’évolution du climat et des conditions de la glace de mer.
L’exposition a été conçue par deux chercheur·ses français·es, nos voix et nos histoires relatent nos expériences et ne sauraient se substituer à celles des habitantes et des habitantes de cette communauté. Cette exposition a été conçu dans le cadre du projet SeMPER-Arctic (2020-2024), qui a pour objectif de comprendre et analyser les sources de résilience en Arctique en s’attachant à rassembler des récits locaux de changements, de bouleversements et leurs conséquences au niveau de trois communautés arctiques, dont Ittoqqortoormiit.
Note : Tout au long de l’exposition, nous utilisons la terminologie locale spécifique au Groenland (Kalaallit Nunaat), aux Inuit groenlandais (Kalaallit) et aux Inuk groenlandais (Kalaaleq) en kalaallisut, la langue inuite de l’ouest du Groenland. Lorsque cela est possible, nous utilisons également des mots et noms en Tunumiisut, la langue groenlandaise orientale parlée prioritairement à Ittoqqortoormiit.
Tempête de neige
Par Tanguy Sandré
Octobre 2021. Deuxième jour consécutif dans la tempête de neige. C’est la troisième depuis que je suis ici. Suffisamment pour déjà couvrir d’une certaine banalité l’événement. Quelques jours après mon arrivée, les flocons s’élançaient dans un tumulte à plus de 150 kilomètres par heure. Frappée de plein fouet en tentant de rentrer chez elle ce jour-là, Jeanne s’était vue perdre l’équilibre plusieurs fois sur une distance de quelques dizaines de mètres, et n’a pu atteindre sa porte d’entrée qu’avec l’aide de personnes ancrées sur leurs engins. On a pu partager cette puissante expérience, se raconter les assauts répétés du vent contre les murs tremblant de nos maisons. Ces jours-ci, la météo s’est parée de plus d’humilité. Pourtant, l’école est fermée aujourd’hui, le Pilersuisoq (l’épicerie locale) tourne au ralenti, le guichet postal est fermé et peu nombreux·ses sont celleux qui tentent de s’incruster dans la poudre. Certain·es à pied, plus souvent sur les motoneiges qui redessinent de nouvelles courbures aux routes après chaque tempête, avant que la déneigeuse ne remette un peu d’ordre. Coincé à l’intérieur donc, bercé par les sifflements des rafales sur les murs de ma maison et surpris par le moindre signe de vie venant de l’extérieur. Dehors, la visibilité est variable, à chaque pas, on ne sait pas combien de centimètres plus bas on va se retrouver. La prudence est de mise, ces moments tempétueux sont propices à la perte d’orientation et à l’arrivée d’ours polaire dans le village. Depuis quelques années, les tempêtes hivernales sont devenues de plus en plus fréquentes dès l’automne.Les traîneaux s’élancent
Par Tanguy Sandré
Le 21 juin 2022, c’est la fête nationale kalaaleq. La ville s’enrobe de l’animation des grands jours, une journée étonnement rempli de festivités du petit matin à la soirée. Un petit déjeuner est organisé devant le bâtiment municipal, devant lequel Ken Madsen, l’un des vice-maires de la municipalité Kommuneqarfik Sermersooq, prononce un discours avant d’entonner l’hymne kalaaleq « Nunarput utoqqarsuanngoravit » (Toi notre vieux pays). Plus tard, Ida Abelsen, la pasteure, célèbre l’office dans le plus vieux bâtiment de la ville, l’église érigée en 1929, et rénovée il y a quelques années face à la fonte du pergélisol qui menacé ses fondations. A la fin de l’office, nous nous dirigeons en haut du village pour se recueillir auprès de la statue de Ejnar Mikkelsen, explorateur polaire danois et co-fondateur de la communauté en 1924-25. En tout début d’après-midi, les chasseurs attèlent leurs traîneaux à chiens pour la traditionnelle compétition de chasse au phoque. Cette année la glace est encore bien ancrée dans le fjord et suffisamment épaisse ; d’autres années la compétition se fait en bateaux à moteur. Les chasseurs s’élancent donc sur la banquise tachetée de flaques là où la glace commence déjà à fondre. Près du port, les habitant·es regardent à travers leurs jumelles. Après une trentaine de minutes, le premier traineau revient, nous tenons le vainqueur de la compétition, Martin Madsen. La foule se disperse à nouveau, certain·es viendront participer à la compétition de pêche dans l’après-midi. En fin d’après-midi, presque toute la communauté se retrouve dans le gymnase pour un grand banquet – ours polaire, bœuf musqué, morse, phoque, il y en a pour tous les palais. Après la remise des différents prix, Juulut et Kristian entonnent des chants kalaallit tandis qu’Isaac performe un Qilaatersorneq, une forme artistique traditionnelle combinant danse, chant et musique sur un tambour (Qilaut). La journée s’achève autour d’un feu d’artifice, avant que chacun·e ne se disperse et que la ville ne retrouve son calme.Ittoqqortoormiit vue d’Unnartoq
Par Jeanne Gherardi
19 mai 2022. Du village d’Ittoqqortoormiit, en regardant vers l’est, vers l’embouchure du fjord, on aperçoit le hameau de Unnartoq, situé à 7 km à vol d’oiseau. De cet endroit, en retour, on a une vue singulière sur le village. Cette année, l’entrée du fjord est entièrement englacée, cela fait 20 ans que cela ne s’est pas produit. Toute cette glace à perte de vue, explique l’absence d’animaux qui sont habituellement très nombreux autour du hameau. ‘The ice is very far away this year; it must be hard for the hunters’. Les conditions d’englacement inhabituelles de cette année modifient les habitudes qui se sont installées ces dernières décennies. Il faut aller plus loin pour chasser. Ce hameau d’une vingtaine de maisons disposées le long du cap, a été fermé à la fin des années 80, l’électricité a été coupée, et les habitant·es relogé·es dans le bourg plus important d’Ittoqqortoormiit. Pour autant, les maisons n’ont pas été abandonnées. Beaucoup les ont conservées et considèrent à présent cet endroit comme un précieux lieu de villégiature d’où ils peuvent échapper à l’agitation du village. C’est aussi l’endroit où l’on va se poster pour observer la polynie, cette zone d’eau libre de glace qui habituellement attire de nombreux mammifères marins. C’est enfin le poste privilégié d’observation des ours. Chaque hiver, Evald, parmi d’autres, vient s’installer dans son ancienne maison, avec ses jumelles et passent des heures à observer le seigneur des lieux, à les compter. Il tient un registre depuis plusieurs années dans lequel il note toutes ses observations. Par exemple en 2019, il a observé 153 ours de janvier à mi-avril. Il note également le jour où le quota des 35 ours autorisés pour les chasseurs professionnels du village est atteint ; c’était le 16 avril en 2019, le 22 en 2020. Unnartoq regarde à la fois vers l’immensité océanique à l’est et l’immensité du fjord vers l’ouest, la qualité du silence, la limpidité de l’air et la clarté de la vue portent à la contemplation.Chiens au repos sur la banquise
Par Jeanne Gherardi
Mai 2022. Tous les jours je vais marcher sur la banquise, en faisant mon tour du village. Après être passée par le centre névralgique, autour du magasin, je rejoins la baie au niveau de la rivière gelée et totalement recouverte de glace et de neige également, et je contourne le village jusqu’à la station-service. J’adore le bruit de mes pas sur la neige de la banquise, j’adore m’arrêter et écouter le cri des mouettes et le coassement des grands corbeaux, quand ils ne sont pas en train de papoter. Et c’est tout, pas d’autre bruit. Je parle de ces moments où les chiens sont au repos, lèvent à peine une oreille quand ils m’entendent passer à côté, de ces instants magiques qui ne sont pas interrompus pas un bruit de moteur.
Je m’arrête et j’observe. Je regarde en direction de l’autre côté du fjord, et selon la lumière, je vois les ombres d’une foule imaginaire constituée de blocs de glace de tailles variables qui marquent la partie plus récente et plus fine de la banquise, une zone plus instable, où il est plus compliqué de s’aventurer en motoneige. C’est assez fascinant de noter la multitude des variations du paysage. Toujours la même vue, et pourtant jamais identique. La moindre nuance lumineuse génère une impression nouvelle. L’iceberg tabulaire qui tient lieu de scène géante pour toute cette foule subit lui aussi d’infimes variations qui le rendent multiple au fil de la journée. La lumière du soir est sans doute celle qui est la plus spectaculaire car elle apporte une touche de couleur à cette beauté, une pointe de douceur. Ça, c’est si mon regard rase la banquise. Dès qu’il se lève un peu, il est happé par ces sommets culminants entre 800 et 1900 m d’altitude, reliés par des glaciers qui apparaissent comme de magnifiques couvertures d’épais velours blanc. Au fil des conversations, je comprends que cette année, l’hiver a visiblement été particulièrement froid, et cela fait très longtemps que l’entrée du fjord n’a pas été englacée ainsi, plus de 20 ans. Ainsi, depuis début mars, il faut aller assez loin, au-delà de Unnartoq/Cap Tobin pour chasser le phoque qui vient se prélasser sur la glace. C’est aussi la raison pour laquelle les ours ne sont pas très proches du village en ce moment, ils restent sur les limites de la banquise, pour pouvoir se nourrir. C’est assez intéressant de noter que l’ampleur de l’étendue de la glace cette année impose des trajets plus longs pour les chasseurs, et que c’est devenu inhabituel pour eux.Peaux d’ours
Par Jeanne Gherardi
10 mai 2022. Je suis arrivée la veille, et déjà je pressens que ce second terrain sera très différent du premier. Le jour permanent, la clarté de la « non nuit », est déjà une aventure corporelle en soi. Au petit matin, je me dirige vers l’école pour y sentir toute l’activité du village. Il est 7h50, les enfants arrivent à l’école, déposés en motoneige par leur parent. Je retrouve des figures familières qui m’accueillent avec le sourire. Parmi elles, Josef, chasseur professionnel, qui m’avait fait l’honneur de foie de phoque frais, une véritable friandise locale lors de mon séjour automnal. Je le félicite pour la belle peau d’ours suspendue devant chez lui, en train de sécher sur des structures en bois. Il m’annonce fièrement qu’il a battu son record cette année, avec 9 ours à son actif. En ce mois de mai, le quota de 35 ours polaires pour la communauté a été atteint récemment, mais il a été accordé 5 ours supplémentaires, en raison de leur « omniprésence » cet hiver ? En raison d’une évaluation de la population locale d’ursus maritimus ? Personne ne sait répondre à cette question, mais les chasseurs se réjouissent de cette situation, et les habitant·es du village sont rassuré·es : ils n’ont pas à vivre dans la crainte d’une attaque, les chasseurs veillent. En faisant mon tour habituel sur les routes enneigées du village, je peux en effet noter devant les maisons des chasseurs, ou sur leur container servant d’atelier, que de somptueuses peaux sont étirées et mises à sécher. Les conditions de cette fin d’hiver sont idéales, un froid sec qui permet de sécher le cuir sans le noircir. Je me sens à nouveau ancrée dans ce village quand je réalise que je trouve ces peaux magnifiques et que je me réjouis pour les chasseurs.Seule sur la glace
Par Tanguy Sandré
Quand nous sommes sur place, nous demandons souvent aux gens de nous raconter des histoires, des histoires qui comptent pour elles et eux. La glace de mer est un “personnage” qui figure dans nombreuses de ces histoires. « Naluarnga ! Je ne sais pas en Tunumiisut. Il s’agit d’un mot inhabituellement court, exécuté comme un refrain s’échappant de la bouche des Ittoqqortoormeermii, les habitants et les habitantes d’Ittoqqortoormiit durant l’automne 2021. Les jours raccourcissaient à l’embouchure d’Ugeer (hiver), et je posais au hasard cette question aux habitant·es : ‘Quand la glace s’enroulera-t-elle à nouveau autour de la ville ?’ J’ai rapidement compris qu’il s’agissait d’une question qui présentait un certain manque d’humilité, d’une question provenant d’un monde où l’on cherche à prévoir, à contrôler » (Tanguy Sandré, réécriture à partir de notes de terrain, octobre 2021). Entre-temps, des histoires convergentes ont été racontées : « c’était bien plus tôt avant », « on attend maintenant bien longtemps que la glace soit suffisamment stable et épaisse pour être à nouveau recouverte par les traces des chiens de traîneau et des motoneiges ». En juin 2022, la question aurait pu être inversée : « Quand la glace fondra-t-elle à nouveau ? ». Mais nous, chercheur·es, nous avons appris, nous connaissons déjà la réponse. Nous sommes donc attentif·ves aux nouvelles histoires convergentes : « c’est très inhabituel qu’il y ait encore de la glace maintenant », « on n’a pas vu ça depuis 20 ans ». Les changements dans la glace de mer sont omniprésents, mais aussi non linéaires, donc impossibles à prévoir ou à imaginer. D’une certaine manière, les gens s’appuie sur leur capacité à vivre avec de grandes incertitudes, ce qui est culturellement ancré dans l’attitude de ne pas faire de plan, de « naviguer à vue ».Les couleurs du quotidien
Par Tanguy Sandré
Le 19 octobre 2021 est juste un jour comme un autre, infiniment sans rapport avec le précédent. Le temps se compresse et s’allonge, charrie joies simples et solitudes profondes, il est palpable et diffus, il se compte et se décompte. Même mon journal de terrain perd sens de la linéarité : certains jours sont absents, d’autres racontent de vieilles histoires. Je ne sais plus bien quand je suis devenu un touriste. Ce matin, j’ai appris un peu avec stupéfaction qu’il faisait -7°C aujourd’hui. Le 3 novembre 2021, les quads, les pickups et les grosses bagnoles de flics se font plus rares, peu à peu ringardisées par les motoneiges. Les derniers bateaux naviguent dans le fjord. Habituellement, la banquise prend place à la mi-octobre. Cette année ce sera plus tard, les premiers glaçons sont apparus la semaine dernière, et depuis hier des tapis gelés apparaissent à l’horizon, offrant d’innombrables nuances de bleu. Les traîneaux à chiens n’ont pas encore pris leur place, mais les rations des chiens ont déjà doublé – les filets de phoques et les belles portions d’orques sont désormais quotidiennes. En attendant, les enfants du village passent des soirées entières sur des traîneaux miniatures accordés à toutes sortes de véhicules. Les derniers vélos ont été aperçu, il y a plus de deux semaines. Le 18 novembre 2021, la banquise vient enfin se blottir autour du village, avec plus d’un mois de retard sur ce qui fait habitude. Subrepticement, la glace de mer s’est installée cette nuit. Au réveil, une fois n’est pas coutume, je ne me sens pas seul à être subjugué par l’horizon. Certain·es s’arrêtent, d’autres tournent la tête avec insistance depuis leurs quads, lesquelles ont résistées plus longtemps que je ne l’aurai pensé à l’épaisseur de la neige qui couvre désormais le village. Malgré tout, il fait plutôt chaud, avec un pic à -2°C hier. La semaine dernière, certains chasseurs ont chevauché à nouveau leurs traîneaux à chiens happés par les bœufs musqués près de Qinngaaiva/Walrus Bay. Mais pas question encore de glisser sur la glace de mer, elle est encore bien trop fine et fragile, formant des pancakes, des galettes que rien ne relie les unes aux autres. En se rapprochant, les sonorités de craquement entrelacent celles d’écoulement, balayant le silence.La danse de l’iceberg
Par Jeanne Gherardi
Septembre 2021. Depuis maintenant plus d’une semaine, amené par l’un de ces fameux coups de vents que j’avais pris pour une tempête, un magnifique iceberg a pris ses quartiers dans la baie du village. A cette saison, ceux que l’on voit viennent des nombreuses ramifications du fjords dans lesquelles on peut trouver de nombreux glaciers. Ceux du fond du Kangertittivaq/Scoresby Sund, tels que dans le Kangertertivarmît Kangertivat/Nordvestfjord, le Rødefjord ou le Vestfjord sont même en connexion directe avec la calotte glaciaire qui couvre le Groenland via les glaciers Daugard-Jensen, Rolige et Vestfjord respectivement. L’ensemble de ces glaciers libèrent régulièrement des masses colossales de glace, on appelle cela le vêlage des glaciers. Les icebergs en provenance de la calotte glaciaire sont d’une taille qu’on a du mal à imaginer, de plusieurs centaines de mètres, voir quelques kilomètres de longs… Et imaginer leur épaisseur. Les autres glaciers, indépendants de la calotte vêlent également de nombreux icebergs de taille et de forme très variables qui peuvent nourrir tout un imaginaire. Tout cet univers de glace dérive lentement dans les fjords étroits mais profonds, au gré du vent et des courants. En ce mois de septembre ; on peut distinguer le long de la côte sud du fjord, une flotte majestueuse qui dérive lentement vers l’embouchure pour aller rejoindre le courant est-groenlandais qui les emmènera vers le sud du pays. Il s’agit de « petits icebergs » comparés à ceux du fond du fjord, des fragments résiduels de ces derniers. Ces icebergs dérivent le plus souvent, mais s’ils sont hauts et volumineux, ils peuvent alors frotter le fond moins profond de la partie oriental du fjord, la plus large, vers l’embouchure. S’engage alors un véritable concours de forces, entre les vents, les courants et les frottements, et l’iceberg en sort toujours vaincu. Dans le calme des lieux, il n’est pas rare d’entendre soudain un craquement assourdissant et déchirant, c’est le cri de l’iceberg qui se fend, se craque et s’effondre. Les morceaux plus petits doivent alors se rééquilibrer dans un fracas et un tumulte qu’il faut mieux éviter.
Notre iceberg, celui qui nous intéresse, a une forme singulière. On dirait un traineau, avec une longue assise sur laquelle on peut voir des danseurs, des petits blocs de glace qui s’effondrent des rebords plus élevés. On dirait un vaste paquebot sur le pont duquel on imagine des ours déambuler paisiblement. Selon le moment de la journée, et la lumière, ce petit monde semble s’agiter. Au petit matin, on est dans un dégradé de bleu-gris-blanc, avec les ombres plus foncées marquant les mouvements des débris de glaces, c’est là que les ours déambulent, dans la blancheur éclatante de l’assise du vaste traîneau. Au soleil couchant, le pont a pris une teinte rose pâle sur lequel des danseuses habiles s’amusent, cette couleur chaude contraste avec le bleu glacé de la proue du navire et les eaux noires et froides du fjord. Elle fait le lien avec le soleil, telle une caresse colorée. Une vraie magie habite le fjord dans ces moments-là !Pêcher sous la glace
Par Tanguy Sandré
Fin juin 2022, la glace de mer ne s’est pas effacée de l’horizon, prolongeant ainsi la saison de la pêche sous la glace. Certain·es se postent sur la glace encore épaisse autour de la ville, d’autres se rendent sur le lac glacé de Qinngaaiva/Walrus Bay. C’est là que je retrouve Camilla et sa famille. Les enfants sont venus jouer sur cette plage si cruciale pour les habitant·es de la communauté. Eux ne sont pas encore assez grands pour sauter d’iceberg en iceberg, comme le fond les plus âgés. Camilla me propose de l’accompagner pêcher sur la fine glace, je suis méthodiquement ses empreintes de pas. Lorsqu’elle trouve l’endroit approprié, elle s’arrête et révèle soigneusement son équipement. Un hameçon pris dans du fils de pêche qui se déroule d’une manette de Playstation couleur or. Nous sommes prêt·es à pêcher ! La glace n’est pas très épaisse, vingt centimètres peut-être. Nous réutilisons les interstices ouverts par les autres pêcheurs et pêcheuses présents atours de nous, parfois utilisons un door (un bâton habituellement pour sonder la glace) pour élargir l’ouverture de glace. À Ittoqqortoormiit, la pêche sous la glace est pratiquée principalement lorsque la glace se forme à l’automne et lorsqu’elle s’apprête à s’effacer en début d’été. En été, d’autres pratiques de pêche (à la ligne ou au filet) sont déployées dans le fjord et dans certaines rivières. Si la pêche reste ici une activité de loisirs, les changements de conditions des glaces, et le réchauffement des eaux dans le fjord, pourraient lui donner une importance tout autre dans les années à venir. Pour l’heure, la morue polaire (Uungar) et l’omble chevalier (Kavorniangar) sont les principales proies. Au bout de plusieurs dizaines de minutes à agiter de haut en bas mon avant-bras, je repêche mon premier Kavorniangar. Ce sera notre seule prise de l’après-midi.La station météo
Par Jeanne Gherardi
Impossible de parler de la station météo, sans évoquer Tore Hartmann, manager de la station météo/radio du village depuis 41 ans. J’avais été en contact avec lui via le DMI (Danish Meteorologisk Institut, l’équivalent danois de notre Météo France) avant mon départ, et je lui avais écrit à propos de mes 2 projets. C’est un vieux monsieur, un peu bourru au premier abord, qui m’accueille (ou plutôt ne me chasse pas…). Je présente d’abord la démarche de notre projet. Sachant qu’il est en poste depuis longtemps, je lui demande s’il accepterait de participer à cette démarche, qui impose nécessairement de se livrer « un peu ». Peut-être suis-je trop directe avec lui, mais c’est un non clair et tranché. De manière aussi détendue que possible je sors alors ma carte « instrumentation », prête à lui présenter le petit diaporama que j’ai préparé avec les photos d’installation d’un spectromètre laser Picarro que j’aimerais pouvoir établir ici quelques années. Il permet en effet de mesurer en continu certains éléments de la vapeur d’eau (les isotopes, 18O, 16O). Ces mesures sont très utiles pour tracer la trajectoire des masses d’air, et dans le contexte actuel de changement climatique, comprendre comment évoluent les masses d’air polaires est très important. Mais là non plus, je ne rencontre pas un franc succès ! Je ne vais pas en rester là, histoire de détendre l’atmosphère, je lui demande s’il peut me faire visiter la station (j’aurais dû commencer par là… erreur de débutante !). Là, ce grand monsieur commence à se détendre, ses yeux fatigués se mettent à briller et c’est parti pour la visite commentée d’anecdotes historiques et personnelles ! La station météo est avant tout une station radio, initialement mis en place pendant la 2ieme guerre mondiale et maintenue pendant la guerre froide. Elle était établie à Uunartoq/Cap Tobin initialement, l’ancien village. Mais elle est au-dessus de la colline d’Ittoqqortoormiit depuis 41 ans. Lui-même habite une maison à côté depuis tout ce temps, et il reste ébahi par la vue, le silence et la tranquillité des lieux ! Il a un éclat dans les yeux quand il évoque la chasse qu’il ne pratique plus à cause de son âge, la viande de bœuf musqué qui va lui manquer quand il sera au Danemark, la lumière changeante et éclatante des lieux, et la qualité du le silence. Tore est parti en retraite en novembre 2021, pour s’installer dans une « des rares iles danoises sur laquelle il y a des falaises et des rochers. »Arctic Royal Line
Par Tanguy Sandré
3 octobre 2021. Le cargo de la Royal Arctic Line vient juste de quitter le fjord sous un modeste feu d’artifice dont les habitant·es d’Ittoqqortoormiit ont le secret. Pendant deux jours et demi, des allers-retours incessants entre le cargo, amarré à une centaine de mètres du trait de côte, et les hangars du Pilersuisoq, l’épicerie locale. Entre temps, les conteneurs sont déplacés de la plateforme du navire à un bateau à moteur qui reliera le rivage, avant qu’un camion ne le relai sur terre pour parcourir les trente derniers mètres jusqu’aux hangars. Devant, les employé·es sont à l’affût, bientôt rejoint par les habitant·es qui souvent attendent elleux aussi des livraisons personnelles. Il s’agit du deuxième et dernier cargo de l’année. Cette grande opération logistique se déroule seulement deux fois par an, un première fois début août et une seconde fin septembre/début octobre donc. Il faudra donc attendre dix mois pour que les étales de l’épicerie soient re-remplies ou pour faire venir des fournitures encombrantes. De nombreux habitant·es soutiennent qu’avec la réduction de la banquise dans le fjord, il est désormais possible et souhaitable qu’un troisième bateau relie Aarhus (Danemark) à la communauté à l’automne. En octobre 2022, les habitant·es de la ville ont lancé une pétition en ligne pour soutenir leur demande, d’autant que cette année de nombreuses livraisons n’auraient pas été honorées par la compagnie danoise. Le reste de l’année, des arrivages légers de fruits et de légumes ou d’œufs arrivent par voies aériennes depuis l’Islande à des prix souvent prohibitifs.L’intranquille
Par Jeanne Gherardi
Jeudi 23 septembre 2021, journée teintée d’une belle excitation : avec l’idée de profiter des belles journées à venir, après 10 jours d’intempéries, et l’envie d’aller explorer d’autres endroits que le village, j’ai loué un fusil à Nanu Travel, l’agence de tourisme du village. Pour 150 couronnes danoise, environ 20€, on peut louer un fusil de chasse. Olena qui travaille à l’agence, m’a remontré les caractéristiques de ce fusil et puis laissé partir avec… Il est inconcevable de s’éloigner du village sans une arme, pour être parer à la présence éventuelle d’ours polaire. C’est l’occasion d’aller en direction du lac réservoir au nord du village, de se rendre compte de la vulnérabilité de cette ressource dans ce contexte de réchauffement accéléré. Le chemin est bien tracé, malgré la neige qui s’est accumulée par endroit, mais c’est trop à l’écart du village pour s’y aventurer sans arme. Le jour de l’arrivée de Tanguy, nous décidons d’en prendre la direction ensemble. Une fois sortis du village, bien à l’écart, cela semble le bon moment pour charger l’engin. Sauf que cet engin-là, je ne le maîtrise pas totalement, voire pas du tout… Je suis très attentive en le chargeant, en orientant bien le canon vers le vallon, là où il n’y a rien d’autre que le torrent et les cailloux. Je vérifie que la sécurité est en place, j’ai l’impression que c’est le cas, mais à peine effleurai-je la gâchette que le coup part dans le vide… Ca résonne, c’est terrifiant… Aventure arctique peut-être, mais je suis tétanisée, et heureusement que Tanguy ne semble pas plus affolé ou réaliser la gravité de la situation, sans quoi je pense que je me serais effondrée. Je me ressaisis rapidement, et on décide de poursuivre la balade. On remarque des chasseurs bien plus loin sur le chemin, il n’est donc pas indispensable de recharger le fusil pour le moment. Je garde une munition dans la main, à défaut de la replacer dans le barillet, et ce n’est que longtemps après avoir dépassé ces chasseurs que Tanguy me suggère que peut-être, il serait plus prudent de le recharger. Je recommence la manœuvre en tremblant, d’abord la sécurité, vérifier à plusieurs reprises et tout se passe bien cette fois, l’arme est chargée, mais elle est bien bloquée. On peut continuer. Malgré la nouveauté du chemin, malgré le paysage de montagnes enneigées, de glaciers, et de lacs, malgré la vue surplombante de Qinngaaiva/Walrus Bay, je ne goûte à rien, je suis complètement atterrée par ce grave incident. J’ai du mal à être attentive à nos conversations alors que je me réjouissais d’échanger enfin avec lui. Sur le retour, bien avant le village je décharge le fusil et je suis soulagée de le déposer à la maison. Je ne veux plus l’utiliser, ce n’est pas prudent, ni pour moi, ni pour les autres. Définitivement plus cueilleuse que chasseuse. Le lendemain matin, en remarquant une des voitures de police qui s’arrête à plusieurs reprises devant différentes maisons, il ne m’en faut pas plus pour que je reprenne mes élucubrations. On doit certainement s’interroger sur l’origine du coup de feu d’hier en fin de journée… Je vais rendre le fusil à Nanu Travel dès que c’est ouvert, et je confie ma terrible maladresse à Olena qui sourit en dédramatisant le plus calmement du monde. Ça s’est passé hors du village, donc il n’y a aucun souci, ce sont des choses qui arrivent … Age se moque de moi quand je lui rapporte l’incident, surtout quand j’évoque mes appréhensions vis-à-vis de la police… et Mette me rassure en me disant que c’est la classique erreur du débutant… Je ne suis pas sûre d’avoir envie de rire de cette erreur-là. Les aventures de Calamity Jane dans le Nord-Est, se termine là !